La musique en Biodanza par Carlos Pagés

Musique naturelle

Dans la recherche d’un langage capable de stimuler nos potentiels de santé, notre capacité de résonance et d’empathie, la musique est une ressource d’un pouvoir extraordinaire, dont la valeur primordiale réside dans son message facile à reconnaître : celui d’une nature qui nous révèle que ses rythmes et harmonies sont les mêmes qui battent en nous, nous secouant à chaque instant. Ainsi, depuis l’apparition des dites « thérapies corporelles », la musique a toujours occupé une place privilégiée en tant que mécanisme inducteur du mouvement et des émotions ; et presque toutes les techniques et systèmes thérapeutiques qui ont comme axe la danse et/ou l’engagement corporel l’ont adoptée.

Avec l’arrivée de la technologie digitale et le disque compact, la musique s’est de plus en plus rapprochée de cet idéal pythagoricien qui cherchait à établir des relations objectives entre elle et les mathématiques. La conversion des ondes sonores en système binaire fait partie d’un processus de dénaturalisation du son – souvent dénoncé par les musiciens – qui rompt la chaîne physique des événements qui donnait lieu à la « musique analogique », avec pour conséquence la diminution du pouvoir évocateur, spécialement ceux auquel les émotions se réfèrent. Mises à part les questions de marché, il est évident que le développement technologique actuel est en étroite relation avec les propositions musicales d’aujourd’hui : beaucoup d’informations mais très peu de vibration. Entrer en conflit avec une technologie dont nous pouvons difficilement faire abstraction serait un effort chimérique. Mais nous réorienter vers un matériel musical plus authentique, qui nous offre un meilleur contenu vital et intégrant, est une aventure non seulement possible, mais indispensable.

Pour y arriver, nous n’avons besoin que de retourner à la source biologique de la musicalité, en nous éloignant des musiques conçues à des fins exclusivement commerciales, dont le contenu émotionnel reste superficiel et stéréotypé et leur potentiel évocateur archétypique inexistant.

La musique authentique, comme besoin d’expression et de création viscérale humaine, est un phénomène qui révèle des contenus émotionnels et psychologiques profonds (conscients et inconscients), tant personnels que collectifs. C’est précisément l’émergence de ce « fond », surgissant comme un appel des entrailles, qui lui donne à la fois unité et diversité. En parlant de soi, l’artiste parle du monde.

Toutes les musiques vitales contiennent en elles la diversité des éléments qui forment la nature organique, qui est la base de l’identité humaine. Sa richesse et sa frondaison réside dans son essence à la fois paradoxale et indubitable : elles sont simples mais à la fois complexes, révélant le dynamisme du monde émotionnel quand celui-ci s’exprime de façon authentique. Elles sont éthérées et subtiles – à peine de l’air en mouvement – mais si concrètes qu’elles peuvent être touchées. Elles sont magiques et mystérieuses mais aussi précises que la flèche qui pénètre avec certitude dans la cible. Elles sont plurielles, parce que leur code de beauté nous atteint tous de la même façon, en percevant en elles la mélodie essentielle qui fut parfois nôtre et pulse encore désireuse de retrouver sa plénitude ; et parce que nous sommes ses co-auteurs car la musique n’a pas d’existence hors de notre subjectivité ; elle est toujours une relation, une recréation permanente qui a des tonalités et des règles appartenant à notre propre vie.

Le musicien Peter Hamel dit : « Une nouvelle musique a besoin d’apprendre de toutes les traditions musicales, de chercher des antécédents oubliés et de connaître de nouveau la fonction originelle de la musique, son lien avec les expériences humaines plus profondes, sans tomber dans un éclectisme ingénu. Actuellement, il existe une tendance à découvrir les sources originelles de la musique qui sont les seules pouvant montrer le chemin vers une nouvelle vivencia musicale, en résumant l’être humain dans sa totalité. Ce sont rarement des découvertes de notre époque, mais des redécouvertes de ce que savaient déjà les peuples et les cultures anciennes, mais qui sont tombées dans l’oubli à cause du développement principalement rationnel de l’occident. »

 

Etre musique

Une approche holistique de la musique et de la danse comme expressions vitales intégrantes doit être capable de dépasser la formulation traditionnelle de stimulus et réponse. Il ne s’agit pas seulement d’écouter de la musique et de la danser. Une approche de ce type, basée sur la vieille conception dualiste (esprit – corps) et la linéarité temporelle (cause – effet), promeut des vivencias fragmentées qui, au lieu de favoriser l’intégration, renforcent les dissociations existantes.

La Biodanza utilise la musique dans une gestalt qui englobe le mouvement intégré (exercices) et les émotions comme un système d’éléments interagissant. Bien que, d’un point de vue méthodologique, nous ne pouvons agir qu’à travers le son (musique et consignes) et les exercices (il faut signaler que les émotions et les vivencias sont ontologiques, subjectives et ne peuvent être inclues dans la méthodologie), l’application cohérente de ces éléments, dans le cadre d’un groupe, génère un champ qui, en plus de promouvoir l’apparition de vivencias, les contient, donnant lieu à une expression intégrée où les différents éléments qui interagissent se nourrissent réciproquement, amplifiant leur intensité et leurs significations. Dans ce contexte, la perception musicale se transforme en une expérience qui englobe la totalité de l’être.

Le son fusionne avec l’identité dans un processus global d’intégration qui transcende le strictement auditif. Nous n’écoutons pas la musique. Nous la recréons à travers des mécanismes subtils et complexes de résonance qui atteignent autant les cellules que les pensées. Nous sommes musique. Et notre danse est l’expression cohérente de cette ontologie.

 

Chaque musique à sa place

Dans une proposition de réapprentissage des fonctions vitales qui, pour différentes raisons, sont bloquées ou souffrent de perturbations, les musiques doivent s’ajuster avec précision aux requêtes spécifiques de ces aspects sains que nous souhaitons développer. Nous avons donc besoin de musiques organiques, qui respectent les règles physiologiques de base (rythme et fréquence cardio-respiratoire), qui renforcent les niveaux de régulation homéostatique. Des musiques sensuelles, avec un développement harmonieux et fluide, qui amplifient la perception et le plaisir cénesthésique ainsi que les sensations tactiles.

L’intégration des émotions à l’action est facilitée par le message musical qui permet la manifestation cohérente du mouvement avec les sensations suscitées par le son. Si nous utilisons, par exemple, une musique avec un rythme euphorisant et une mélodie joyeuse, nous promouvrons une vivencia intégrante. Si nous utilisons, par contre, des musiques avec un rythme euphorisant et une mélodie mélancolique, le résultat sera une vivencia dissociée et désorganisée. Toute musique qui contient des éléments contradictoires dans sa structure provoquera des vivencias de même nature, générant une confusion et rendant difficile l’accès à une émotion liée harmonieusement aux gestes. Une bonne partie du panorama musical actuel présente ces caractéristiques : développement fragmenté, rythmes obsessionnels, etc. Beaucoup de musiques appelées New Age, comme la musique sérielle ou minimaliste (communément recommandées comme étant harmonisatrices) sont un bon exemple de cet effet désintégrant.

L’aspect créatif de la musique est essentiel dans la recherche d’un mouvement novateur et authentique, non stéréotypé. Les musiques monotones et répétitives ne sont que l’expression de nos vies agonistes, appauvries par l’anxiété et l’angoisse. Si nous entendons la vie comme un mouvement, une vraie rénovation existentielle – créer notre propre vie – est favorisée par les musiques qui contiennent en elles ces attributs : une mélodie riche en variations, textures et nuances harmonieuses, des passages rythmiques de différentes intensités, etc. Cette créativité intrinsèque neutralise la production de réponses motrices de type mécanique et ouvre le chemin à la spontanéité.

L’espace délicat de la communication humaine a aussi besoin de musiques adéquates. Combien d’entre nous souffrent de ces « rencontres » entre amis teintés par le bruit et la stridence ? Ceci ne veut pas dire que la possibilité d’un échange sincère ne se génère que dans la quiétude et le calme, mais que l’intégration et le développement des potentiels affectivo-moteurs (être avec l’autre) a besoin de musiques qui éveillent la sensibilité nécessaire pour créer des circuits de communication en feedback.

L’intimité (intimar : entrer en contact) demande une musicalité qui s’ajuste à cette énergie qui relie et à la puissance. Elle peut se trouver dans la tension dynamique d’un swing ou dans la douce légèreté d’un adagio. L’essentiel est qu’elle apporte cette présence vitale qui, comme un coup de vent poétique, dépasse le vide et la distance qui séparent habituellement les personnes. Ce type d’énergie amoureuse ne se trouve que dans une vraie œuvre artistique. Elle vit là depuis le moment de sa conception. Et même avant cela, comme embryon inaliénable dans le cœur de son auteur. C’est cette beauté irrésistible qui voyage d’un pas décidé jusqu’à la peau et traverse doucement les tissus jusqu’à toucher l’émotion.

Il existe, de plus, un potentiel évocateur qui va au-delà des émotions. Certaines musiques ont un effet mobilisateur puissant sur les structures psychomotrices archétypiques, qui promeuvent un voyage direct vers l’inconscient, vers cet instant atemporel et inconnu où les notes et les rythmes ont aussi forgé les mythes en mettant un son à la mémoire collective. Des musiques de la terre, avec ses rituels de fécondité et de nutrition ; d’eau, la chaude symphonie amniotique, l’éternel retour. Musique ondulante dans la séduction génitale du serpent. Musiques de feu, de l’éphémère, du nerf et de la transformation. Cordes et clairons, la fanfare triomphale du héros. Musique des anges, l’enfant divin, la douce mélodie des sphères. La musique est une trame subtile par laquelle circulent des accords de toutes les époques. Des échos, dans lesquels l’animal, le cosmique et l’humain se confondent dans une syntonie majestueuse.

 

Les sons du silence

Il devient impossible de parler sérieusement de musique sans mentionner le silence. Nous pourrions presque risquer à dire que tous les efforts dédiés à la recherche et au développement méthodologique en matière de musique conduit, finalement, à ce moment crucial où les appareils et les disques perdent sens devant sa présence monumentale.

Le silence est la plus grande conquête musicale et, probablement, un de nos meilleurs alliés. Il contient toutes les musiques possibles, non seulement dans le sens de la vacuité germinative (rien n’est plus éloigné du silence que ce vide stérile où toute volonté créatrice devient insuffisante). Le silence est cet espace riche et vibrant de complétude qui se produit quand les sons ont déjà tout dit d’eux. Quand les nuances, les timbres et les couleurs ont exprimé tout leur potentiel et en viennent donc à s’organiser dans une nouvelle dimension. Le silence musical est donc une expérience culminante ; un ordonnancement différent, susceptible de n’être perçu et assimilé que par la vivencia.

« Toute existence est une relation » disait Alan Watts. Dans la plénitude du silence, la danse aura, en chacun de nous, une sonorité propre et intransmissible. La musique nuptiale de notre intimité avec la grandeur.

 

Un voyage ému

La Biodanza est un système d’expression des potentiels par des vivencias intégrantes. Dans ce cadre, le « corporel » (comme le « mental »), ne peut se conceptualiser que comme un aspect de la totalité. De la même façon que la corde et l’arc ne produisent rien par eux seuls mais que c’est dans leur contact que surgit cette note vibrante qui nous révèle un message d’unité, la Biodanza propose une approche holistique capable de dépasser la dissociation platonique et de nous restituer l’intégration originelle. Par cet accès à l’identité, la musique a toutes les clés et cet influx passionné qui nous conduit à des espaces nouveaux et inconnus, où les émotions et les mouvements dansent la grande fête de l’être.