Entretien avec Rolando Toro Araneda
Créateur de la Biodanza, Chili
C’est à l’occasion d’un cours de spécialisation qu’il donnait en Suisse sur le thème « Le chemin de l’extase », que Rolando Toro Araneda a bien voulu répondre à quelques questions, un dimanche matin, au bord du lac Léman.
En Biodanza, on utilise souvent le terme vivenciel. Que signifie-t-il ?
A notre époque, la majorité des thérapies a comme base le dialogue. La raison et l’exploration de l’inconscient y interviennent avec intelligence et subtilité. En Biodanza, pourtant, on accorde une grande importance à ce que nous appelons la « vivencia », terme qui signifie sentir avec intensité, ici et maintenant, l’acte même d’être vivant. La vivencia a une dimension corporelle, c’est-à-dire qu’elle n’apporte pas uniquement des réponses mentales de transformation, mais aussi des réponses cénesthésiques, des réponses corporelles, de transformation.
L’intelligence et la raison ont des aspects transformateurs durables et importants, liés à la prise de décisions, au changement, à la déprogrammation du style de vie. Mais ce qui génère la transformation profonde, c’est l’engagement corporel, avec des émotions et avec du vécu, avec la vivencia. Ceci est une découverte en thérapie, parce que l’effet des vivencias peut durer très longtemps, et les décisions rationnelles de changer durent peu. La Biodanza a comme méthodologie l’éveil d’expériences vivencielles à travers la musique. Ces expériences ont leur expression corporelle dans le mouvement organique en cohérence avec le vécu.
Les vivencias laissent des traces d’une durée variable dans l’inconscient. Certaines durent 24 heures, d’autres une semaine, d’autres toute la vie. Par exemple, chez une personne dépressive, percevoir soudainement et intensément la sensation de ce que c’est qu’être vivant, se sentir vivant, est une expérience vivencielle inoubliable. La vivencia de connexion affective avec une autre personne génère des ressources comportementales facilitant par la suite les rapports humains. Une vivencia créative chez une personne vivant dans une routine, se sentir être un créateur, se sentir exprimer sa vraie identité, par exemple avec l’argile, ou dans une danse créative, ou un dessin, est une vivencia qui renforce la confiance en soi, et elle est durable.
L’expérience vivencielle mystique où l’on se sent faire partie de l’univers, et à laquelle se joint parfois l’expansion de conscience, permet de dépasser la dissociation entre l’être humain et la nature : l’être humain ne se sent plus être « face » au monde, mais il se sent « faire partie » du monde, il se sent comme un organe cosmique. Pour une personne triste et sans élan de vie, la vivencia de joie ouvre une sorte de voie, de canal à l’expression de cette émotion de joie.
Or, la Biodanza s’intéresse par-dessus tout à la vivencia de connexion avec l’autre. Nous avons des difficultés de connexion, dues aux conventions, aux idéologies, au sentiment d’insécurité en soi, au fait que l’on perçoit l’autre comme un danger, comme un ennemi potentiel. Emergent alors les protections au sein du lien, la personne se défend en permanence, elle essaie de s’affirmer en tant qu’individu, et l’aspect affectif de la connexion, « l’humain », diminue beaucoup. Parfois il n’existe pas, et le dialogue devient information, et non pas communication intime et contact. En Biodanza, nous proposons des exercices pour éveiller les vivencias de lien, de lien humain. Dans notre société, la capacité de lien est très refoulée. Nous parlons en formules toutes faites, en formules « polies » structurées par les mœurs, et nous ne donnons rien de nous-mêmes à l’autre, ni ne l’écoutons vraiment. Le dialogue devient alors pathologique, sous une apparence de communication. S’il n’y a pas de connexion entre deux êtres humains, leur relation n’est pas saine. Le dialogue, dans ce cas, est un mensonge.
Est-ce dans ce moment de connexion, dans ce moment de lien, que se trouve la vivencia ?
Oui, voilà, au moment où il y a connexion, tout le corps est aussi en connexion, le regard, le sourire, l’étreinte, l’expression du visage… Quand il n’y a pas de connexion, c’est presque un dialogue entre deux masques.
Tu dis que la Biodanza est un chemin d’éveil vers l’extase. Comment nous amène-t-elle vers ce chemin ? Peux-tu nous en parler ?
Oui, mais l’extase est une étape supérieure de la Biodanza. L’essentiel est d’abord l’intégration personnelle, acquérir sécurité et estime de soi, et aussi se connecter affectivement aux autres. Ensuite, une expression supérieure de l’esprit consiste à augmenter la perception et l’expansion de conscience, de façon à accéder au merveilleux, à entrer en extase face à ce qui pour nous fait partie de la routine.
La perception de celui qui entre en extase est profonde, spéciale, inédite et d’une beauté inconnue auparavant. Cette « beauté nouvelle » se manifeste dans notre perception de l’autre, dans notre perception de la nature, du climat, etc. Par exemple, quand il pleut, les personnes se plaignent du temps, et ne ressentent pas l’euphorie ni la puissance de la nature. Le concept de danser sous la pluie est très intéressant… (Sourire).
Les personnes qui ont une perception amplifiée sont beaucoup plus « personnes » que les gens soit disant ‘ordinaires’, parce que les premières captent la subtilité, la profondeur, et l’extrême beauté de certaines situations, même de situations du quotidien. Parfois, un moment avec un ami, avec un fils, autour d’une tasse de thé, peut se passer dans une atmosphère de beauté émerveillante… Et les gens vivent ceci comme un acte quelconque de leur routine.
Elargir sa perception conduit fréquemment à l’extase dans la vie : nous voyons un enfant qui danse dans une flaque d’eau, ou qui jette de la neige… Et dans son visage, nous découvrons son âme, faisant un avec la nature. A cet instant-là, nous sommes en train d’accéder à une manifestation subtile de la beauté. Accéder fréquemment à un état d’extase n’est pourtant pas toujours facile à vivre. Comme Rilke le disait : « La beauté est effrayante », en ce sens que quand on voit « beaucoup », on ne voit pas seulement le côté heureux, on voit aussi la douleur. Dans le visage d’une femme très âgée qui a été abandonnée par ses enfants, par exemple. On voit sa douleur dans ses rides, dans son regard… Tandis que les gens ne voient qu’une vieille femme, ils ne perçoivent pas tout son passé d’effort, d’enthousiasme, d’amour qui a été déçu, et le fait qu’elle se retrouve seule au monde. Alors, en accédant à l’extase, on peut entrevoir aussi la douleur dans sa profondeur, la réalité essentielle.
Nous vivons en effet comme des automates, comme des somnambules. Nous percevons très peu… Nous n’avons pas accès à la musique dans son sens profond. Les personnes entendent seulement le bruit répétitif, la stridence, mais elles ne parviennent pas à en apprécier l’harmonie, la mélodie, la richesse du rythme, la tonalité, parce que ces aspects de la musique ne parviennent pas à leur perception, et elles ne peuvent pas se laisser toucher par la musique. La Biodanza fait le lien entre cette pauvreté de perception et certains problèmes graves de notre société : les parents ne parviennent pas à communiquer avec leurs enfants, ni les professeurs avec leurs élèves… parce qu’ils ne les voient pas ! Notre vie se déroule dans un monde à forte tendance rationnelle, pratique, utilitaire, et nous ne vivons pas la dimension affective, ni la perception de l’essentiel. Nous perdons le sens de la vie… Dans ce contexte, la Biodanza se présente comme une invitation à regagner ce qui fait la grandeur de l’être humain, sa joie, sa capacité d’extase, sa tendresse… Nos mœurs mettent à mal tout ceci. Nous avons perdu le sourire, le regard en connexion, la douceur de la caresse, nous nous retrouvons avec le massacre et la bombe atomique… Voici le bilan, en tout cas celui que je fais, de notre époque.
Le but de la Biodanza est une réparation, une réinsertion dans la vie et dans ses manifestations de grandeur et d’amplitude. A l’école, par exemple, l’histoire s’apprend comme une succession de guerres, d’invasions, et d’actes héroïques entourés des meurtres les plus sanguinaires. Tout le monde connaît l’histoire d’Attila et de Napoléon, mais n’a pas écouté une partita de Bach, n’a pas regardé une œuvre de Leonard De Vinci, ni ne connaît la vie d’Edison, et encore moins la pensée d’Einstein concernant le monde. On apprend aux enfants la partie avilissante de l’histoire de l’humanité. Les enfants n’apprennent pas ce qu’est la grandeur humaine. Il faut modifier l’éducation, et y inclure l’importance de la motivation, du sens du merveilleux, des faits historiques transcendants, comme la découverte du vaccin contre la poliomyélite, qui sauve des millions d’enfants… Au lieu de cela, on leur apprend comment tuer de millions d’enfants avec des bombes ! Je ne suis pas fier de notre civilisation, et je propose clairement un autre regard, une autre forme de conscience, une autre forme de vie.
Beaucoup de personnes se questionnent sur le sens de la vie, et cherchent le bonheur. Quel sens prend ceci pour toi?
La recherche du bonheur est une quête humaine universelle, mais les chemins proposés ne l’offrent pas. Les personnes peuvent prier quatre fois par jour en direction de la Mecque, elles peuvent aller à la messe le dimanche, elles peuvent rester des heures à méditer dans un temple bouddhiste, sans pour autant s’approcher du bonheur. Le bonheur, c’est l’amour qui l’offre, c’est la relation avec les enfants, avec le conjoint, les fêtes, ce sont les aliments merveilleux qui existent, pas les aliments conditionnés. Le bonheur c’est la musique qui l’offre, c’est la danse, c’est l’étreinte. Les voies que nous empruntons pour trouver ce bonheur sont de fausses routes, ce ne sont que des « béquilles », et la perte du sens de la vie est générale. Notre civilisation est engouffrée dans la dépression, le stress, la solitude, le sentiment d’échec. Les gens se demandent : « La vie a-t-elle un sens ? Pourquoi suis-je en train de vivre ? » Pourtant, la vie a un sens intrinsèque, elle « crie » son sens. Toute la vie ne fait que proclamer sans cesse et uniquement signification.
Toute la vie manifeste en permanence son sens cosmique et profond, le sens de l’âme, de la relation humaine, et de l’esthétique. Mais les personnes perdent le sens de la vie. Le taux de suicide augmente dans beaucoup de pays dans le monde. Pas toujours, mais de façon générale chez les peuples primitifs le sens de la vie reste vivant, même dans des situations de difficulté et de misère. Dans notre civilisation, pourtant, on en perd très facilement le sens.
La Biodanza restaure l’identité de la personne : « Je suis ici, et je suis vivant, et c’est merveilleux. Je suis ici pour toi, pour t’accueillir, pour te célébrer ». La Biodanza est une sorte de proposition simple, elle n’est en rien géniale. C’est d’une logique et d’une intelligence flagrantes et incontestables que les jeunes, au lieu d’être envoyés se faire massacrer au combat, devraient faire l’amour, danser, écrire des poèmes, voyager, pratiquer du sport… C’est le sens de la vie. La Biodanza – ceci est très important – ne tient pas compte des situations « régionales », ni se sert des concepts ou des approches caractérologiques, c’est-à-dire que toute la psychologie est « gommée » d’emblée, à la base. On veut en effet savoir quelles sont les caractéristiques de la personnalité, le caractère des personnes, quand la question essentielle que la psychologie doit se poser est : qu’est-ce qu’« être humain » ? Cette question englobe toute l’espèce, et non pas seulement les valeurs d’une région déterminée. La Biodanza nous invite à ne pas perdre du temps à faire une analyse psychologique du caractère, mais à voir l’humanité qu’il y a chez une personne, c’est tout. Peu importe qu’elle soit introvertie, sociable, ou plutôt individualiste. La seule chose qui compte c’est l’humanité qui est en elle.
Qualifier l’humain est le grand défi de la philosophie contemporaine. Il y a beaucoup de caractéristiques universelles de l’être humain. J’en ai proposé plusieurs, parmi d’autres : la perception amplifiée, bien évidemment, l’expansion de conscience, le courage, la perception esthétique, l’éthique, celle qui part du cœur et non de la morale, la conscience de la mort, et la conscience d’être vivant, la valorisation de l’acte d’être vivant, la joie, la création musicale qui n’existent pas chez les autres espèces animales.
Celles-ci sont, d’après toi, des caractéristiques universelles de l’humain ?
Oui, c’est cela, et dans la mesure où nous y avons accès, nous sommes « plus humains », en notre essence, et non pas uniquement d’après la définition que la biologie donne du terme « espèce ».
Propos recueillis par Laurent Montbuleau, avec la participation de Nadia Robin le 25 janvier 2009, à Vevey (Suisse).
Traduction : Neus Òdena Manonelles
Remerciements à Janine Schaerlig